mercredi 26 mars 2014

Rencontre avec Malik Berkati dans l'entrelacs des écritures du monde | Dissémination 28 Mars 2014


Gérard de Palézieux via @bituur-extrem
 
Écritures clandestines est le thème choisi par Gregory Hosteins pour la dissémination de Mars proposée par la Webassociation des auteurs.  

 Un thème complexe qui ramène à des périodes sombres où la parole et le témoignage étaient  gestes de survie.  Dons. Indispensables  et insoutenables transmissions.

 
(...) Il fut une époque, un temps pré-​littéraire, où les lumières jaillis­saient de l’obscurité même des réseaux clan­des­tins, ceux qui ache­mi­naient les livres et feuillets inter­dits vers ces yeux avides d’y voir, même au plus fort de la nuit. Le cais­son, le livre, la page frois­sée, se repliaient sur le texte et le pro­té­geait des dan­gers d’une trop vive lumière. L’écriture éclai­rait le monde en déro­bant sa source à l’œil du pouvoir. (...) écrit Gregory Hosteins pour éclairer ce thème.  

En en parcourant la mise en lumière, immédiatement le nom de Malik  Berkati (@berkati)  s'est imposé. Malik est un passeur, un vrai, un de ceux qui se risquent dans le vertige des limites, qui se mettent en équilibre entre les mondes, les idées, les continents. Un funambule dont l'analyse aiguë et humaine ouvre des passages.

Je l'ai croisé au tout début de mes exploration du web, en 2002, et il m'a ouvert des chemins,  dans ces temps où chaque lien était un émerveillement, une crainte, une sorte de joie inquiète,  où l'on se retrouvait suspendu à une pensée qui nous entraînait de sites en cité vers des passerelles fragiles. Où parfois on se retrouvait perdu dans une question oubliée, rencontrait au passage des nomades qui campaient dans d'étranges chats, dans des sites bricolés et colorés. mais toujours cette lumière vibrante. 
La lumière des parleurs, des semeurs de sens,  pas les éclairages aguichants des hypersites aveuglants.

Malik Berkati est politologue et journaliste, passionné et critique de cinéma et de street art, de littérature. Il m'a fait connaître, immense rencontre, les textes magnifiques du poète palestinien Mahmoud Darwich.
 Et il m'a  même  appris, en hébreux  et arabe,  " Shalom alekhem",  "As-salâm 'aleïkoum", et autres,  mais là c'est un souvenir marquant, intime, dont l'empreinte a transformé  infiniment mes mémoires.

Il travaille dans de multiples directions, sur divers supports,  toujours dans cette ouverture à l'autre qui va bien au delà du concept d'altérité. Il se "perd" dans la rencontre qu'il questionne. Puis, ainsi, réconcilie le politique, le sensible et l'humain.

Il écrit, bien sûr, et j'ai eu la chance de découvrir ses premiers textes dans le cadre du projet "tissages/circulations" de caravan dont il a été un des premiers aventuriers.
Son écriture, comme une exploration est porteuse d'une grande humilité, une parabole, une écriture vers l'autre dont le rythme emporte au delà des brillances et pièges narcissiques.
Voici un bref entretien qui éclaire sa démarche et le dévoile, un peu.



[image prise à Lisbonne le 3 mai 2012] MaB

  




Depuis l’archéologie du Web tu es un navigateur qui traverse  rives et  réseaux pour faire circuler la parole et éclairer les itinéraires  les plus secrets. De la politique au cinéma, tu relies et traverses les villes qui montrent où oblitèrent leurs tags entre les murs.
L'écriture, la lecture, la dénonciation, le dévoilement de l’imposture semblent te conduire, de ville en ville, de réseau en réseau dans des territoires complexes  que tu arpentes inlassablement Les marges, la clandestinité, la poésie comme passage entre les pouvoirs établis te conduisent.
Pourrais-tu  nous en dire un peu plus sur ces circulations qui interrogent le regard ?

Comme le street art,  non acclimaté,  que tu rencontres en voyageant le monde, la littérature a t-elle besoin de cette distance, de cette ombre qui permet la liberté du geste, pour se protéger des cimaises marchandes et autres étagères qui embrument la sève des choses ?

Et je reprends les mots de Gregory Hosteins :

“Est-​il néces­saire, et pos­sible aujourd’hui, de retrou­ver les ver­tus clan­des­tines du réseau pour se pro­té­ger de ce jour dif­fus, constant, épais, qui enrobe chaque texte et le rend, qua­si­ment aus­si­tôt, illi­sible ? Faut-​il recons­ti­tuer les pou­voirs éclai­rants de l’écrit sur le modèle de ces galaxies qui, pour­tant char­gées de quelques étoiles, dévoilent au regard des formes et figures tou­jours renou­ve­lées ?, sous la forme de cette nuit qui, peu à peu, se condense et finit par atteindre les yeux les plus éloi­gnés de son lieu ?”


La circulation, telle que tu l'as appréhendée en avant-gardiste est celle que je trouve juste Je l'ai pratiquée sans m'en rendre compte avant que tu n'y aies mis des mots dessus : transversalité, mélange des et ouvertures sur les genres pour justement empêcher les confusions que veulent instiller ceux qui en ont intérêt et qui simplifient les choses qui sont complexes sans être compliquées, qui les réduisent à des formes binaires engendrant précisément des confusions par l'exclusion automatique qu'elles produisent
Sur le vaste web, cela passe par une paupérisation sémantique, par une uniformisation des outils et des comportements, tout ceci pour rendre captif, que ce soit idéologiquement ou commercialement. 

L'exemple du street art que tu prends est excellent : dans le monde entier il y a des tags ou des formes plus poussées que l'on met dans la catégorie art, les mêmes motifs reviennent, lisibles donc par tout un chacun, et pourtant avec ce je ne sais quoi de particulier qui empêche l'uniformisation. On a l'impression, avec ce mot mal traduit de l'anglais "globalisation", que le monde est devenu village depuis la chute du mur de Berlin. Mais non. La mondialisation existe depuis le début des temps de l'être pouvant se déplacer. C'est ainsi que la planète s'est peuplée. Là bien sûr j'enfonce des portes ouvertes, mais les gens oublient justement qu'elles sont ouvertes et se laissent enfermer dans des carcans tels que "globalisation" entrainant l'idée que les différences sont gommées, que les pratiques de consommation (dont l'art et la littérature font partie) sont vouées à être globalement les mêmes partout, tout comme les moyens de productions. Les gens, que je nomme plus volontiers citoyens, se laissent glisser vers cette facilité qui leur est proposée, que ce soit pour "leur sécurité", leur "rendre la vie plus facile", etc. 

Tu me parles de cinéma, là aussi, c'est un très bon exemple: on nous vend le cinéma étasunien comme universel. Quand je dis que j'aime un film islandais, on me regarde comme si je parlais mandarin. Mais il se trouve que le cinéma islandais est tout aussi universel que le cinéma d'ailleurs. La "globalisation", qui pour moi est un projet commercial et politique, remplace petit à petit l'universalité. Un film universel est un film qui s'inscrit dans une culture, mais dont le sujet est à même de parler à un grand nombre d'individus dans le monde. Il en va de même pour les autres formes d'art. Ce qui ne veut pas dire qu'un film ou un livre a nécessairement besoin d'être universel. Il peut tout à fait être spécifique, faire rêver ou faire découvrir sans qu'il appelle à un référent. Ou, même être hermétique. D'ailleurs, il y a plein de choses qui me sont hermétiques dans ma culture ou dans ma langue également.
En fait je ne pense pas qu'il y ait un réseau. Il y a un vaste web strié de courants, réseaux et autres portes ouvertes ou fermées. La différence avec avant est que le champ d'expression est plus vaste, plus ouvert, plus rapide. Mais il reproduit également des clivages et des réseaux "irl".

Pour ce qui est de la littérature purement numérique, je suis circonspect. J'aime les livres sur papier. J'aime l'idée de transmission de ce papier, de ces dédicaces à travers les âges et les lieux. Cette sérendipité est plus magique que celle qui nous fait passer d'un lien à l'autre. Ces liens restent soumis à quelques traces de réseaux. Les livres qui passent l'épreuve physique du temps sont plus à même de sauter les rails des réseaux. Ici ce qui m'inquiète c'est la transmission: le paradoxe est qu'il n'a jamais été aussi facile de communiquer à grande échelle, mais qu'en restera-t-il comme trace ?  
Autrefois, les lettres et cartes postales se gardaient, que restera-t-il des emails, des tweets, des billets sur les blogs. On dit qu'il n'y a plus le droit à l'oubli avec le Net. A mon avis, plus que de l'oubli, c'est la noyade dans la masse qui attend les productions et seules les choses qui sont promues (pour une raison ou une autre) resteront dans les tubes. Comme irl en somme. 
 
Pour revenir à la littérature, évidemment, on peut s'affranchir des comités de lecture et autres barrières, mais d'autres barrières se forment sur le web: celui qui aura un réseau sera lu, pas son voisin. Tumblr en est un très bon exemple. Celui qui fera son personal branding sur FB, Twitter et autres sera aussi plus exposé à la lumière. La même chose en tant que journaliste.
Je pense que les vertus du web sont justement de pouvoir confronter directement les différents regards sans les intermédiaires qui selon les endroits du monde sont soit élitiste, soit commerciaux, soit idéologiques. Cela rapproche les gens et leur ouvre des horizons... le problème est que cela est vite récupéré pour nous faire croire à une uniformisation et imposer pour finir les codes dominants du centre économique mondial, qui se veut idéologique et culturel, et tout cela finit dans une grande soupe tiède. Ce qui me fait peur, c'est le formatage et j'ai l'impression que cela s'accélère,  que les niches de liberté et de créativité se réduisent non pas en terme de possibilités mais en termes de visibilité. Et les gens s'enferment dans leurs réseaux. C'est pourquoi j'aime particulièrement tes différents projets: tout est ouvert et donc possible, que ce soit dans la rencontre, dans la perception d'autres perspectives. Pas obliger d'aimer ou d'adhérer ou tout comprendre pour au moins essayer de concevoir.



Peux tu nous parler de ta démarche, de ta façon de procéder,
d’aller, de te jeter dans le courant de l’écriture ?
 
Tu me connais depuis les tréfonds du web 1.0: pendant toute cette période je n'ai publié que sous pseudos. Avec le web 2.0 j'ai ouvert un pan public avec mon nom. Dans Mare Nostrum, il y a une sorte d'hybridité, je signe certaines choses de mon nom (plutôt politique ou prise de position), je mets quelques fragments sous un des pseudos que tu connais, et certaines autres choses comme le texte que tu as choisi, je ne les signe pas, si ce n'est de MaB qui n'est ni un pseudo ni une vraie signature: ce sont les 3 lettres par lesquelles les gens me connaissent en réduit, en surnom en quelque sorte.
En réalité, ces textes sont publiés car issus d'une fulgurance ou d'un réflexe (de survie serait un peu exagéré, mais par exemple ce texte c'est un peu une collision entre un sentiment très douloureux qu'inconsciemment je ne voulais pas voir reprendre le dessus, et que j'ai donc transcendé en le lançant dans le vaste web immédiatement).
Ils ne sont donc pas travaillés, pour la plupart pas relus, d'où les fautes d'orthographes et les lourdeurs.
Je pense que ce texte pourrait être bien si je le reprenais. Cependant si je le reprends, il ne perdra certes pas de son âme mais de son esprit du moment. Vient donc le dilemme: est-ce que je te laisse l'esprit de ce texte où est-ce que je m'occupe un peu plus de sa lettre. Beaucoup de gens reprennent leur textes sur leurs blogs ou les corrigent après-coup. J'ai pris le parti de ne pas le faire et maintenant que tu veux me présenter, que je pourrais me montrer sous mon meilleur jour, dois-je faire une entorse à cette ligne ? Non bien sûr.

Je ne relis donc normalement pas ces textes mais sais qu'ils existent. Je n'aime pas l'art naïf ou primitif et j'ai l'impression en les relisant d'être une sorte de sous-Douanier Rousseau. 
Les textes que je ne publie pas sont, eux, travaillés. Ils n'en sont pas moins sincères, naïfs mais je prête plus attention à la forme. Il en va de même pour mes articles : ceux sur internet sont moins formels, plus émotionnels, ceux écrits pour la presse papier, plus travaillés, plus tendus sur la structure.
Il y a donc une distorsion d'écriture selon le support, selon la signature, en plus du fond/domaine/sujet traités. 


Voici donc ce texte que j'ai voulu présenter : " ce livre est à moi ...." , relevé sur son blog,  dans toute sa force, comme écrit en apnée il est de l'ordre de ces moments de vertige qui vont des mémoires d'enfance au tréfonds du Cosmos, avec un langage qu'aucun correcteur ne saura rendre plus vivant.




Texte relevé sur Mare Nostrum 

La Méditerranée, d'Alger à Genève en passant par Berlin...la plasticité de la géographie n'est surpassée que par celle du cortex !

 

Ce livre est à moi.
Je veux dire qu’il ne m’appartient pas mais il est à moi. 

J’allais partir avec mes huit livres sous le bras et je l’ai vu. Là, posé, comme une évidence. Il me regardait. Montagne russe au creux de mon estomac. Comme - toute proportion gardée s’entend -quand j’ai pour la première fois entendu sa voix. Montagne russe. Quand tu sais que c’est ça. Ou elle. Ou plus. Lorsque l’on se reconnaît. Montagne russe, souffle un peu court. Ce livre me regardait, c’est l’évidence. Et j’ai su qu’il était à moi. 

Mais je ne parle pas russe.

Je ne l’ai donc pas approché tout de suite. J’ai reposé les autres livres et j’ai commencé à tourner autour de lui. Même à l’envers, sur la table, il me regardait. Je n’osais pas le feuilleter. Ce n’est pas parce que je ne comprends pas sa langue que je devrais devenir rustre. J’ai fini par m’approcher. Et je me suis dit, tu ne vas pas le prendre. Dans la foulée de ma pensée un coup au coeur. Comme - toute proportion gardée bien sûr - quand tu te retrouves à la croisée du chemin et  que tu te décides à aller vers elle ou non. Et j’ai vu ma main s’approcher de ce livre qui m’appartient. Je l’ai laissé faire. Alors elle l’a pris. S’est posée doucement sur la couverture. Un air - toute proportion gardée il va de soi - de premier effleurement furtif. 
Grande inspiration. Délicatement j’ai ouvert dans l’expiration le livre qui est à moi mais parle une langue que je ne comprends pas.
Bon attends là, tu vas quand même pas acheter quelque chose que tu ne sauras pas lire? Tu as déjà une tonne de bouquins, c’est bon!
Ca y est, je suis fichu: je commence à penser utilitaire. 
Oui, et cela ne te ferait pas de mal de commencer.
Remarque, je ne comprenais pas non plus vraiment son langage, cela ne m’a pas empêché de choisir un sens à notre croisée des chemins.
Oui, et cela t’a mené où?
Sur les précieuses traces qui accompagnent depuis mes pas esseulés.
Mais bon, d’accord. Je ne retournerai pas demain à l’Antiquariat. Que son futur acquéreur le sache cependant bien: ce livre est à moi.
T’inquiète, un de perdu 10 de retrouvés, d’ailleurs tu en as acheté 8 autres. 
Ohé! Les dictons méthode cauet cathodique, tu peux m’épargner, surtout dans un moment aussi sensible. On peut, tel Jean-François, multiplier les petits pains au chocolat un long jour de ramadan, cela ne changera rien au fait que c’est seulement celui qui nous a été arraché qui compte! Sans compter qu’un livre qui entre chez toi est un livre qui reste…

J’ai donc refermé le livre, l’ai reposé, l’ai regardé longuement. 
Ce chaud instant, suspendu, où tout est possible, l’avenir entre tes mains, il fait froid dehors, dedans il sent bon les pages qui ont traversé le 20e siècle pour éclairer d’une petite lueur éternelle le regard fatigué par les écrans du 21e siècle, tu te rappelles cet autre instant suspendu… et tu t’arraches.

Petite montagne russe, toute proportion gardée, bien entendu. Bien entendu. Surtout que le livre c’est toi qui le laisse à un autre…

MaB
Photo M Berkati




Ce livre est à moi.
Je veux dire qu’il ne m’appartient pas mais il est à moi.

J’allais partir avec mes huit livres sous le bras et je l’ai vu. Là, posé,
comme une évidence. Il me regardait. Montagne russe au creux de mon estomac.
Comme - toute proportion gardée s’entend -quand j’ai pour la première fois
entendu sa voix. Montagne russe. Quand tu sais que c’est ça. Ou elle. Ou
plus. Lorsque l’on se reconnaît. Montagne russe, souffle un peu court. Ce
livre me regardait, c’est l’évidence. Et j’ai su qu’il était à moi.

Mais je ne parle pas russe.

Je ne l’ai donc pas approché tout de suite. J’ai reposé les autres livres et
j’ai commencé à tourner autour de lui. Même à l’envers, sur la table, il me
regardait. Je n’osais pas le feuilleter. Ce n’est pas parce que je ne
comprends pas sa langue que je devrais devenir rustre. J’ai fini par m’approcher.
Et je me suis dit, tu ne vas pas le prendre. Dans la foulée de ma pensée un
coup au cœur. Comme - toute proportion gardée bien sûr - quand tu te
retrouves à la croisée du chemin et que tu te décides à aller vers elle ou
non. Et j’ai vu ma main s’approcher de ce livre qui m’appartient. Je l’ai
laissé faire. Alors elle l’a pris. S’est posée doucement sur la couverture.
Un air - toute proportion gardée il va de soi - de premier effleurement
furtif.
Grande inspiration. Délicatement j’ai ouvert dans l’expiration le livre qui
est à moi mais parle une langue que je ne comprends pas.
Bon attends là, tu vas quand même pas acheter quelque chose que tu ne sauras
pas lire? Tu as déjà une tonne de bouquins, c’est bon!
Ca y est, je suis fichu: je commence à penser utilitaire.
Oui, et cela ne te ferait pas de mal de commencer.
Remarque, je ne comprenais pas non plus vraiment son langage, cela ne m’a
pas empêché de choisir un sens à notre croisée des chemins.
Oui, et cela t’a mené où?
Sur les précieuses traces qui accompagnent depuis mes pas esseulés.
Mais bon, d’accord. Je ne retournerai pas demain à l’Antiquariat. Que son
futur acquéreur le sache cependant bien: ce livre est à moi.
T’inquiète, un de perdu 10 de retrouvés, d’ailleurs tu en as acheté 8
autres.
Ohé! Les dictons méthode cauet cathodique, tu peux m’épargner, surtout dans
un moment aussi sensible. On peut, tel Jean-François, multiplier les petits
pains au chocolat un long jour de ramadan, cela ne changera rien au fait que
c’est seulement celui qui nous a été arraché qui compte! Sans compter qu’un
livre qui entre chez toi est un livre qui reste…

J’ai donc refermé le livre, l’ai reposé, l’ai regardé longuement.
Ce chaud instant, suspendu, où tout est possible, l’avenir entre tes mains,
il fait froid dehors, dedans il sent bon les pages qui ont traversé le 20e
siècle pour éclairer d’une petite lueur éternelle le regard fatigué par les
écrans du 21e siècle, tu te rappelles cet autre instant suspendu… et tu t’arraches.

Petite montagne russe, toute proportion gardée, bien entendu. Bien entendu.
Surtout que le livre c’est toi qui le laisse à un autre…


MaB




Paintings by Werner Knaupp

 

Et finalement, à force d'insistance, Malik a accepté de nous livrer un magnifique texte dont l'écho parle avec puissance:

 

L’Ouïe


Je parle mais elle ne m’entend pas.

Elle est partie.

Le tympan claque. Malentendu. Chambre sourde. Malentendant. Le tambour du
sang qui bat sa cadence. Le vide prend l’espace. La tempe éclate.

Et les hommes continuent à se taire dans des langues différentes. Comme des
requins, ils viennent rôder près des plages où les hommes inconscients
nagent dans l’illusion de leur bonheur éphémère. Et moi, sur Odessa Beach,
je continue à parler d’amour en silence, chant magique qui se joue du temps
comme de l’espace, qui se cogne contre la porte fermée et me revient en
boomerang à travers le ciel déchaîné, entraves dénouées, sorti des mailles
du filet, je reprends ma liberté de parler d’amour, même en silence, sorti
de l’impasse par la seule force de la beauté du sentiment intègre et
gracieusement offert, la vague d’eau devient lumière, les jours si lourds
sous le battant de cette porte fermée se tendent à nouveau, les nuits
dénuées redeviennent le royaume de sa présence, un souffle bruisse à nouveau
sur la nature morte de ce qui a été, les vagues ne se soulèvent plus dans un
grondement de fureur mais dans un élan de vie, une saison en enfer, c’était
la dame de cet hiver, une entre-saison dans les prémisses de ces chaînes qui
tombent, des allées me parlent des venues, au bout du métronome scandant
chaque seconde du désespoir s’élève le balancier qui remet en marche l’heure
universelle à laquelle je vis, le cœur ardent, l’esprit baroudeur, l’âme
affamée, je continue à parler d’amour, au creux de ma main quelques grains
de sable de sa peau, don inconditionné qui me fut fait, le son de sa peau
comme un cri dans la nuit, je flotte dans ce cri, je tends la main, il n'y a
plus que le vide, écho de mon amour qui se perd dans cette nuit sans fin,
mais le cauchemar s’estompe, j’entends sa voix qui me parlait d’amour.

Elle ne me parle plus, l’écho est à l’ouïe ce que le souvenir est à la
mémoire… je dépasse le souvenir, je laisse l’écho me parler de cette voix
qui remue mon cœur et éveille mon esprit, j’entre dans la mémoire de sa
parole… je l’entends, je l’entends

"Lettre à ses sens"  Fragments d'Odessa Beach"


 

Désert bleu, de Honda Kôichi








 


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