textes critiques de France Delville - Michel Gaudet - Frédéric Voilley

carol shapiro


VESTIGES D'UN MONDE EN ACTES, EN ECRITURES…
ou OVNI après le passage du fantôme


Qu'est-ce qu'un fantôme ? Au sens étymologique : une apparition. Fantasme, c'est pareil, c'est une organisation plutôt théâtrale pour constituer sous l'œil humain les "objets" énergétiques perçus comme ceci, comme cela, selon la structure, de l'œil, de l'humeur, humeur profonde, humeur au sens où les philosophes classiques voulaient dire ce qui en nous cherche à prendre contact avec les choses, tous ces petits échanges subtils qui nous travaillent et écrivent le livre à notre place. Parfois le livre émerge, et l'artiste recueille cette peau affleurante, pour la déposer, telle une feuille d'or, sur le support matériel. Opération risquée, en équilibre et déséquilibre permanents.
Si Vinci disait que la peinture est cosa mentale, la pensée est une chute libre arrêtée en un point d'expression, d'équation. Mais il y faut d'abord cette dangereuse plongée. La vérité, dit Deleuze dans Proust et ses signes, n'est jamais le produit d'une bonne volonté préalable mais le résultat d'une violence dans la pensée.





Violence parfois douce, parfois dévastatrice. Mais violence de la rencontre. Rencontre ? Point de suture momentané entre deux mondes, surface fluide, interface, entre deux dimensions ? Irruption de l'Autre, pour danser un tour de salsa ?
La peinture de Carol a cet air de piste de danse, une fantaisie qui se livre à des figures inconnues. "Oui" à ce qui n'est pas encore mais peut survenir, la censure n'est pas invitée, les météorites connaissent l'adresse, viennent s'exploser, s'onduler, se durcir en nouveaux jouets cosmiques, laissant dans le texte leurs virgules ludiques, contrairement à ce fonctionnaire de Gogol, du Manteau, qui devient fou de ne pouvoir changer un accusatif en datif. Changer une virgule, il ne peut pas. Il ne peut ni décliner, ni incliner…
Dans la peinture de carol semble s'etre jetée avec l'espèce de non-sense à la Carroll, avec l'extravagance enfantine de l'acrobate de Blade Runer, cette éphémère personne, la Réplicante. Ephémère touché par Carol, captivé mais captivant car il donne leur respiration aux choses. Ephémère apprivoisé par Carol, calmé, dans son écho : à certains jours, je pourrais crier d'horreur… que serait-ce s'ils entendaient non l'écho mais la voix, confie Julien Green
Carol rapporte les plans de zones peu fréquentées, qu'elle fréquente elle avec naturel. Tout le monde connaît l'effet des corps mis en opposition avec la lumière, écrivait en 1790 Etienne-Louis Boullée. J'ai vu Carol organiser une rencontre entre lampe, papiers, couleurs, textures, pour interroger ce qu'on appelle la matière. Au XIème siècle le peintre chinois Song Ti posait un écran de soie sur un vieux mur décrépi pour en observer les métamorphoses au cours des heures. Vinci n'oublia pas non plus de jouir de la richesse visuelle des taches dans les murs, de la cendre, du feu, des nuages, de la boue… Dans les choses confuses, disait -il, l'esprit s'éveille à de nouvelles inventions. Ce que Klee appela retourner au chaos. Et pour citer encore l'un de cet être attentifs à des flux un peu moins immédiats, Gombrich remarque que cette façon de regarder permet une détente des contrôles, semblable à celles des rêves.
Max Ernst aussi interrogea ces zones, il en sortit une succession hallucinante d'images contradictoires… L'hallucination fait partie des révélateurs, des chambres d'échos. Qu'est-ce donc que la peinture sinon le visage momentané des choses, l'un des instants de la moire du réel. Le réel ? Une proposition à saisir, rien de plus. Et peindre ? S'engager, un instant fugitif, écouter, obéir, se retrouver dans l'après-coup de la découverte. Découvrir ce que l'on a "découvert", c'est le miracle. Il n'y a de fait que d'artifice, dit Lacan, il n'y a pas d'autres faits que ceux que le parlêtre reconnaît en les disant. Si la peinture est une émergence de "faits" qui sont la vérité du peintre, le verbe faire est un casse-tête chinois, il signifie à la fois "créer", "estimer" et "représenter". Toute une Genèse. Un fait doit être dit. "Pleut-il ?" "Oui, il pleut". On entre dans l'humain. La peinture de Carol est aujourd'hui un fait, passage fluide entre la réalisation d'une chose d'un point de vue intellectuel et moral à la réalisation d'une chose du point de vue matériel et physique. Encore deux définitions du verbe faire.
"Matériel et physique" venant marquer les impacts de l'invisible, seul monde agissant à l'origine du phénomène, c'est là que l'artiste veille, lui n'oublie pas de rester en prise. La peinture de Carol inscrit la perturbation des choses, le passage du vent dans les feuilles, les gisements de particules, les êtres nés qu'on ne peut réintégrer dans la matrice… "Matériel et physique" dans le sens du temps irréversible, qui acquiert un passeport du fait d'avoir été vu. Les peintres d'aujourd'hui sont des êtres-questions plus questionneurs que jamais, des gens du vertige. Qu'est-ce donc ici qui est nommé par le buvard décrypteur d'encre sympathique ? Caligari piégeant le PH sanguin de lémures infiltrés ? "Révélation" au sens photographique de "gêneurs" dans la belle ordonnance de la "raison" ?
France Delville
memebre de l'AICA
Ecrivain d’art
psychanalyste
Galerie De La Salle, VENCE
2000




Les messages des créateurs sont différents selon les arts. 
Musique, Peinture, Littérature, Théâtre sont tributaires de leurs possibilités et n'ont pas nécessairement même public. Le Théâtre et le cinéma sont particulièrement porteurs, la peinture moins. Outre le préliminaire de sa qualité, indispensable quels que soient ses thèmes, les premiers contacts laissent apparaître la différence existant entre la figuration et l'abstraction, pour utiliser les termes plus courants.
La figuration est directement accessible parce qu'intentionnelle. Qu'elle soit simplement objective illustrant un paysage ou un portrait, voire symbolique ou même surréaliste, elle parle intelligemment à notre esprit par l'information rationnelle, logique de ses images. Les couleurs, la perfection ou la déformation de ses dessins ne sont en fait que les accessoires du discours, même s'ils l'emportent qualitativement sur le message…
La peinture abstraite est ingrate. La seule comparaison autorisant son acceptation directe peut se faire avec la musique symphonique. Les couleurs, les rythmes, la matière se conçoivent comme les notes et les accords de la pure musique, sans imagination autre que celle que nous lui accordons. Voir la peinture de Carol Shapiro est donc souscrire à cette libération. Il faut se laisser convaincre, s'imprégner de ses tonalités, de ses cadences, de sa texture. Admettre qu'il s'agit d'une peinture hors normes parce qu'elle est avant tout transmission d'un besoin de peindre, éclosion de pulsions sous-jacentes, que l'artiste subit pour nous les livrer comme un chant seul, destiné à qui veut bien l'écouter, aussi sauvage qu'une mélopée instinctive et nomade.
C'est une œuvre énergétique, viscérale. Elle peut avoir ses rages et ses douceurs, allumer le feu sourd des ocres ou incendier un rouge ou encore se submerger de gammes océaniques. Elle s'élabore grâce à son élan instinctif; compose ses cheminements par l'habitude gestuelle, ses teintes en fonction d'états d'âme que le désir de créer n'analyse pas. La donne peut en sembler chaotique au premier abord, une préhension plus profonde en assimilera les forces latentes et libérées et toujours la sincérité évidente.
Michel Gaudet
Octobre 1999
Membre de l'academia italia
Sociétaire de l'association internationale des critiques d'art
Chevalier des arts et lettres
Président de l'association : Les amis du Musée Renoir


























Carol Shapiro Mode d'Emploi

Le réel a plusieurs visages. L'une des fonctions du peintre, de la peinture -peut-être l'une des plus importantes- est d'essayer d'en discerner, à travers le brouillard des évidences, des strates auparavant invisibles, ou seulement entrevues et aussitôt oubliées, au plus secret des rêves ou de la transe. Le travail de carol, à l'inverse d'une mise en ordre ou en désordre imposée aux surfaces, est un travail de géologue, une descente vers les strates profondes, au-delà des références rassurantes, toujours plus profond, au-delà des formes et couleurs arbitraires du pseudo- imaginaire, jusqu'aux gisements secrets où l'oxygène vient à manquer et ou la dure lumière de la raison fait place à la luisance des minerais enfouis.
Aussi l'approche de cette œuvre à la fois étrange et familière, lointaine et intime, n'est pas toujours aisée. Elle nécessite la mise à l'écart des repères habituels, le rejet des appuis que l'œil a accumulé et qui le protègent contre la chute vertigineuse hors des sentiers de l'intellect et de la culture. Mais puisque carol prend le risque de cet enfouissement, de cette noyade, nous devons la suivre, lui faire confiance, car les territoires limitrophes qu'elle atteint sont aussi les nôtres. Nous devons donc lui être gré de nous donner à voir ce que sera le monde, quand enfin la marée des apparences se sera retirée.
Frédéric Voilley
critique
Mars 2001